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Revue de littérature et de critique sociale

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Philippe Geneste

L’imagination au pouvoir

samedi 6 septembre 2008

Jules Supervielle, L’Enfant de la haute mer, illustrations de Jacqueline Duhême, Gallimard jeunesse, collection Album Junior, 2007, 48 p.

L’œuvre de Supervielle, paraissant en album, illustré par Jacqueline Duhême, compagne d’images par excellence des poètes du XXe siècle, la nouvelle de Supervielle qui ouvrait le recueil éponyme de huit nouvelles paru en 1931, prend une dimension de conte. Certains diront, même, qu’il s’agirait d’un récit d’enfance d’un ordre très particulier : le récit de l’enfance tue.

Conte : les peintures de Duhême nous invitent à le lire ainsi. Collant au texte, mais lui donnant un ancrage interprétatif de premier ordre pour l’enfant lecteur, les illustrations déplient l’imaginaire poétique de la nouvelle. Le féerique du texte se mue, ainsi, en simple fantastique jusqu’à la chute explicative du récit : l’histoire de cette petite fille solitaire de douze ans est née du cerveau de son père matelot qui l’a perdue, petite enfant noyée en haute mer et à laquelle il pense « avec une force terrible ». La petite fille est une naïade profane, vivant dans le souvenir incrusté dans le cosmos et, qui, par la magie du langage, prend une existence autonome dans un pays de nulle part (« Le temps ne passait pas sur la ville flottante ») sis au milieu de l’océan, au-dessus, dessus ou au fond, selon les belles intuitions de Jacqueline Duhême : « C’était toujours l’image qui lui paraissait avoir raison, être dans le vrai. ».

Le récit est celui d’une morte : son cri (« Et elle avait une violente envie de crier quelque chose qu’on eût entendu d’un bout à l’autre de la mer, mais sa gorge se serrait, nul son n’en sortait. Elle fit un effort si tragique que son visage et son cou en devinrent presque noirs, comme ceux des noyés ») est sans voix, ses activités mécaniques, les bateaux s’évanouissent, avant leur arrivée, dans son sommeil. Un jour, pourtant, on peut croire qu’elle réussit à crier, mais ce « Au secours » n’est pas entendu.

Nous sommes au bord de l’hallucination conté par calme froid du récit (« Nous dirons les choses au fur et à mesure que nous les verrons et que nous saurons. Et ce qui doit rester obscur le sera malgré nous »). Serait-il excessif de lire le revers d’une histoire d’enfance ? [1] La petite fille de la haute mer vit séparée autant du monde que des hommes. Vivant hors du temps, elle est, tout autant, séparée de ses origines. Inutile, donc, d’aller chercher dans le récit une quête nostalgique d’un paradis perdu. La séparation serait, donc, la puissance évocatrice de l’imaginaire poétique car elle appellerait à combler le vide d’images et par elle se construirait le sens inouï que nous donnons aux choses. Le titre initial du texte était, d’ailleurs, L’Idée en mer. Avec la séparation, il ne s’agit pas de trouver le réel, ni même de le retrouver. Il s’agit de concevoir un univers parallèle, imaginaire, et de l’accepter en soi comme partie de soi-même pour aller dans le monde (« donner naissance dans des lieux essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer, et souffre pourtant comme s’il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point de mourir, un être infiniment déshérité dans les solitudes aquatiques, comme cette enfant de l’Océan, née un jour du cerveau de… »). C’est à ce titre qu’il serait juste de dire que, pour Supervielle, le monde reflète les hommes : il renvoie, des hommes, ces superpositions mentales aux choses sans lesquelles l’univers ne serait pas notre monde.

Philippe Geneste

Notes

[1] Jules Supervielle (16/1/1884 – 17/5/1960) a perdu ses parents à l’âge de huit mois après une traversée de l’Atlantique qui mena la famille Supervielle fondatrice d’une banque à Montevidéo (Uruguay) en France, pays d’origine, à Oloron Sainte-Marie. Le père et la mère moururent à 8 jours d’intervalle empoisonnés après avoir bus une eau impropre à la consommation.

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