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Gazette Agone
n°5
La gazette d'Agone n°5 est
disponible pour diffusion
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Au sommaire :
« Et satan
mène le bal... »,
Kraus, Hitler et le
nazisme par Jacques
Bouveresse
Troisième nuit de
Walpurgis par Karl Kraus
Les Derniers
Jours de l'humanité
par Karl Kraus
La fabrique
d'Ernst Jünger par
Michel Vanoosthuyse
Contact : <info@agone.org>
Consultez les autres gazettes.
Gazette Agone
n°4 (littérature
prolétarienne)
Gazette Agone
n°6 (Borislav Pekic, Orwell,
Kraus et la critique littéraire)
« Et satan mène le bal...
»
Kraus, Hitler et le nazisme
Rédigée de début mai à
septembre 1933, la Troisième nuit de Walpurgis
analyse l'installation du nazisme dans les esprits. Pour la
première fois traduit en français, ce livre
dense et labyrinthique travaille, sous la surface, des
événements qui échappent à
l'attention de l'historien ; Kraus convoque la
littérature et la poésie pour débusquer
les responsabilités de ceux qui ont accepté et
même demandé le sacrifice de l'intellect au
service de la propagande, préparant librement le
terrain à l'ensevelissement de l'humanité. La
vie de l'écrivain et journaliste viennois Karl Kraus
(1874-1936) se confond avec l'infatigable bataille qu'il
mena dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau)
contre la corruption de la langue et donc de la morale.
On sait que l'auteur de la
Troisième nuit de
Walpurgis a, non seulement pour
la documentation qu'il utilise dans le livre mais
également pour les jugements qu'il formule sur le
nazisme, fait des emprunts importants à des
périodiques allemands, y compris ceux qui
paraissaient depuis 1933 en exil, en particulier
Das Neue Tage-Buch, qui avait émigré de Berlin
à Paris. Sur le rapport que les nazis et les
intellectuels qui les approuvent entretiennent avec la
littérature et la culture allemandes, Kraus et Roth
sont évidemment en complet accord et dénoncent
le même genre de trahison complète. Dans un
article paru en 1934 à Prague, Roth écrit :
« Même si l'on entretient les tombes de Lessing
et de Schiller dans les cimetières, on n'en est pas
pour autant, et de loin, les héritiers de Lessing et
de Schiller. L'Acropole se dresse encore à
Athènes. Il ne vient à personne l'idée
de prétendre que le parlement grec d'aujourd'hui est
l'héritier de l'agora. Pourquoi accorder à
l'Allemagne actuelle le crédit que lui vaudraient ses
ancêtres depuis longtemps reniés par elle, pis
encore : falsifiés à force de mensonges ? Un
peuple dont Goebbels devient le Lessing a encore moins de
parenté avec la vieille Allemagne que les
Nouveaux-Hellènes avec Agamemnon ! »
Ce serait cependant une erreur
complète de supposer que le problème
principal, aux yeux de Kraus, est la défense de la
culture menacée par l'espèce de retour
à la préhistoire qui est en train de
s'effectuer. Ce qui devrait susciter en premier lieu la
protestation des représentants de l'esprit n'est pas
ce qui est sacrifié dans l'ordre de la culture, mais
les souffrances physiques et morales provoquées et
les pertes en vies humaines. Kraus n'a pas de mots assez
durs pour les intellectuels, incapables une fois de plus de
se sentir concernés par autre chose que leurs propres
affaires, et les journalistes qui se mobilisent pour la
défense de biens culturels qu'ils ont
contribué plus que n'importe qui d'autre à
dévaloriser.
Les intellectuels qui se sont
ralliés au nouveau régime acceptent sans
états d'âme l'idée qu'un bouleversement
révolutionnaire comme celui qui est en cours ne peut
pas s'effectuer sans que le sang coule et qu'il y ait des
morts. Officiellement, bien sûr, aucune violence n'est
commise, mais en même temps on concède qu'il
n'y a jamais eu de révolution sans que quelques
excès regrettables soient commis. Selon une
déclaration faite à la radio que cite Kraus
(c'est évidemment lui qui souligne), « si [...]
l'on étudie la révolution allemande, on ne
doit pas se laisser conduire par certains actes de violence
qui ont eu lieu à des conclusions fausses. Dans toute
révolution le peuple perd la maîtrise de soi et
des actions dépourvues de sens sont commises.
N'avons-nous pas vu un bon nombre de méfaits de cette
sorte pendant la révolution française, mais
également pendant l'insurrection américaine ?
Le soulèvement de la nation sous la conduite de
Hitler est une grande et authentique révolution
».
La réponse de Kraus à la
dernière affirmation est, comme on pouvait s'y
attendre : « Justement non ! » Il s'agit de tout
ce qu'on veut sauf d'une révolution. Mais la terreur
est, pour sa part, bien réelle et a pris une forme
qui n'avait encore jamais été observée
auparavant. Kraus se scandalise qu'un bon nombre
d'intellectuels n'aient pas flairé
immédiatement l'escroquerie, mais également
que ceux d'entre eux qui ont été capables de
le faire se méprennent aussi souvent sur ce qui est
le plus grave et le plus intolérable. Quand ils
proclament leur hostilité au nazisme, ils ont
malheureusement tendance à minimiser, eux aussi, de
façon narcissique, la réalité de la
violence, sous sa forme la plus élémentaire,
et à s'indigner beaucoup plus des torts causés
à la culture que des vies humaines détruites.
Kraus défend, sur ce point, une position qui,
même s'il passe généralement pour un
défenseur intransigeant et exclusif des acquis de la
grande culture, ne devrait pas surprendre, puisqu'elle
était déjà la sienne à
l'époque de la Première Guerre mondiale : la
valeur qui passe avant toutes les autres et dont un
intellectuel ne peut en aucun cas s'arroger le droit de
disposer est la vie humaine, y compris et même, d'une
certaine façon, surtout celle des plus humbles. Cela
résulte du fait que, comme il le dit, les existences
même les moins intellectuelles, quand elles sont
victimes de la violence, ont plus de rapport avec la vie de
l'esprit que ce qui subsiste des affaires de
l'esprit.
Jacques Bouveresse
Extrait de la préface
à Troisième nuit de
Walpurgis de Karl Kraus.
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page
Troisième nuit de
Walpurgis
Et si surtout la perte de la culture n'était pas
achetée au prix de vies humaines ! La moindre d'entre
elles, ne serait-ce même qu'une heure arrachée
à la plus misérable des existences, vaut bien
une bibliothèque brûlée.
L'industrie intellectuelle bourgeoise se
berce d'ivresse jusque dans l'effondrement lorsqu'elle
accorde plus de place dans les journaux à ses pertes
spécifiques qu'aux martyres des anonymes, aux
souffrances du monde ouvrier, dont la valeur d'existence se
prouve de façon indestructible dans la lutte et
l'entraide, à côté d'une industrie qui
remplace la solidarité par la sensation et qui, aussi
vrai que la propagande sur les horreurs est une propagande
de la vérité, est encore capable de mentir
avec elle. Le journalisme, qui juge mal de la place à
accorder aux phénomènes de la vie, ne se doute
pas que l'existence privée, comme victime de la
violence, est plus près de l'esprit que tous les
déboires du négoce intellectuel. Et surtout
cet univers calamiteux qui occupe désormais tout
l'horizon de notre journalisme culturel jusqu'à
héroïser des théâtreux
magouilleurs, jusqu'à se livrer à une analyse
en profondeur de la psyché des bailleurs de fonds. Le
journal de 6 heures lutte pour la libération de
l'Autriche, mais sait-on ce que fera Otto Preminger en
automne ? Alors qu'on est sur le point d'être
avalé par un dragon, on se pose la question de savoir
si le festival de Pallenberg sera parfait. Si, autour de la
charlatanerie de quelqu'un qui n'a rien à dire, les
murmures sur le « génie du Führer »
deviennent de plus en plus ardents, c'est peut être
qu'il y a un besoin pressant de trouver un ersatz pour ce
que la foi aryenne a trouvé dans la mise en
scène de Hitler. Mais il est quand même
tragique que l'on puisse être détourné
de ses effets par de telles niaiseries. Maintenant, les
journaleux de la culture ont trouvé une
activité annexe qui paie bien : ils sont parvenus
à réunir les sphères et à donner
aux bavardages de coulisse une perspective politique. La
surestimation de ce bien vital, que l'on croyait
déjà parvenue au zénith de toutes les
possibilités, se révèle encore de
façon particulière par confrontation avec le
Troisième Reich : celui qui a fait faillite
là-bas perd la surévaluation de son talent, et
ceux qui, par renversement, jouent les gardiens de la race
ne manquent pas non plus de culot. Ce procédé
d'un journalisme dont la spécificité
résisterait à toutes les mises au pas est
développé jusqu'à l'intronisation dans
des affaires de concurrence les plus visqueuses et jusqu'au
montage de ces fameuses cabales d'affaires qui d'ordinaire
n'étaient destinées qu'après coup
à notre diète intellectuelle. Les gens en vue,
qui rampent là où ils trouvent gage et
critique, ne changent pas de conviction mais se recommandent
de celle qu'adoptent leurs supérieurs, directeurs et
journalistes ; et il est certain que le bouleversement de la
situation de la culture, à côté de la
médiocrité autrefois soutenue par la presse et
maintenant par la race, à côté de la
canaille qui se costume maintenant en plein jour pour
enlever des rôles à des collègues, a
aussi touché ceux qui montraient plus de courage et
de dévouement que bien des professionnels qui vivent
de leurs ennuis. Même si une hardie force de
décision ne lui avait pas ravi son effet d'annonce et
l'avait au contraire augmenté à la puissance
dix, le journalisme ne serait à la hauteur d'aucune
catastrophe car il est lié à toutes. Sa
réclamation sur un patrimoine culturel
altéré, qui détourne
foncièrement de l'essentiel, se fonde sur la notion
d'une solidarité où l'humanité est
réduite à l'appartenance. Mais vu l'ampleur de
la calamité qui s'est abattue sur les participants de
professions exposées à moins de
problèmes, face à la misère et la mort,
face à l'extermination de tant d'existences sociales
et physiques, le dommage culturel disparaît et ne
redevient considérable que par la méthode et
l'essor de ceux qui se sortent de tout, par l'horreur du
dédommagement dans cette révolte des petits
comparses et des dilettantes. Que signifie donc, face
à la fête nationale de la journée du
boycott, cette mascarade d'autodafé qui était
sûre de récolter un grand éclat de rire
de la part de l'Europe, même s'il le devait plus
à la méthode ou à l'insuccès
qu'à la barbarie des bourreaux ou à la
publicité ainsi faite pour les victimes ! Elle
était bien propre à apostropher le pathos des
collègues et même des personnes
concernées. Pourtant, la façon dont la
littérature qui est passée à travers a
profité de la panique ; la façon dont elle a
tiré des leçons du tort fait aux autres;
comment elle a tout fait pour persister dans le
déshonneur &endash; voilà qui pourrait amener
l'instinct des vandales (s'il n'était pas aussi
abandonné de Dieu que proche de la nature) à
soupçonner qu'il n'a pas attrapé les bons. Ce
qu'ont osé affirmer les intellectuels contre un
malheur qui frappait bien plus qu'eux-mêmes
n'était que la crainte du chat échaudé
ou pas encore échaudé. Les
personnalités qui, par profession, expriment plus
souvent un point de vue qu'ils n'en ont, ont toujours
occupé un espace public plus large que celui qui
correspondait au besoin social. Cela devient plus
fâcheux quand l'expression fait défaut, alors
qu'elle serait indispensable, quand il y a suspicion de
partialité secrète et de lâcheté
publique et qu'il faut ensuite produire des explications qui
brouillent ce qui est ambigu...
Karl Kraus
Extrait de Troisième nuit de Walpurgis
(Agone 2005)
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page
Les Derniers Jours de
l'humanité
Ce drame, dont la représentation, mesurée
en temps terrestre, s'étendrait sur une dizaine de
soirées, est conçu pour un
théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci
n'y résisteraient pas. Car il est fait du sang de
leur sang, et son contenu est arraché à ces
années irréelles, inimaginables pour un esprit
éveillé. L'action éclatée en
centaines de tableaux ouvre sur des centaines d'enfers, elle
est, elle aussi, impossible, dévastée,
dépourvue de héros.
L'humour n'est que le reproche à
soi-même de quelqu'un qui n'est pas devenu fou
à la pensée d'avoir gardé le cerveau
intact en témoignant de cette époque. Les
faits les plus invraisemblables exposés ici se sont
réellement produits, j'ai peint ce qu'eux,
simplement, ont fait. Les conversations les plus
invraisemblables menées ici ont été
tenues mot pour mot ; les inventions les plus criardes sont
des citations. Des phrases dont l'extravagance est inscrite
à jamais dans nos oreilles deviennent chant de vie.
Le document prend figure ; les récits prennent vie
sous forme de personnages, les personnages
dépérissent sous forme d'éditorial ; la
chronique a reçu une bouche qui la profère en
monologues ; de grandes phrases sont plantées sur
deux jambes - bien des hommes n'en ont plus qu'une. Des voix
fusent, fulminent à travers l'époque et
enflent, choral de l'acte sacrilège. Des gens qui ont
vécu parmi l'humanité et lui ont
survécu, acteurs et orateurs d'un présent qui
n'a pas de chair mais du sang, pas de sang mais de l'encre,
sont reproduits sous forme d'ombres et de marionnettes et
réduits à la formule de leur inconsistance
active. Des larves, masques du carnaval tragique, sont
pourvus de noms vivants ; or il doit en être ainsi car
dans cette existence temporelle déterminée par
le hasard rien n'est dû au hasard. Quiconque a les
nerfs fragiles, bien qu'assez solides pour endurer
l'époque, qu'il se retire du spectacle.
Le Râleur à son bureau
(lisant) :
« Désirant établir le temps exact
nécessaire pour qu'un arbre qui se dresse dans la
forêt se transforme en journal, le patron d'une
papeterie a eu l'idée de procéder à une
expérience fort intéressante. À 7
heures 35, il fit abattre trois arbres dans le bois voisin
et, après écorçage, les fit transporter
à l'usine de pâte à papier. La
transformation des trois troncs d'arbre en cellulose de bois
liquide fut si rapide que, dès 9 heures 39, le
premier rouleau de papier d'impression sortit de la machine.
Ce rouleau fut emmené immédiatement à
l'imprimerie d'un journal à quatre kilomètres
de là, et dès 11 heures du matin, le journal
se vendait dans la rue. Il n'a donc fallu que trois heures
et vingt-cinq minutes pour permettre au public de lire les
dernières nouvelles sur un matériau provenant
des arbres sur les branches desquels, le matin même,
les oiseaux gazouillaient encore. »
Il est donc cinq heures. La
réponse est là. L'écho de ma
démence sanglante... Comment ? Nous serions les
commis-voyageurs des usines d'armement, censés
témoigner non pas avec leur bouche des performances
de leur entreprise mais avec leur corps de
l'infériorité de la concurrence ? Là
où les voyageurs furent nombreux, il y aura beaucoup
d'éclopés ! Qu'ils transforment les secteurs
de vente en champs de bataille, soit ! Qu'ils aient eu le
pouvoir de mettre les plus nobles d'esprit au service de la
crapulerie, le diable même n'aurait osé
imaginer une telle consolidation de son pouvoir. Et si on
lui avait susurré que dès la première
année de la guerre une raffinerie de pétrole
ferait 137 % de bénéfice net sur la
totalité du capital en actions et David Fanto 73 %,
le Creditanstalt 19,9 millions de bénéfice
net, et que les trafiquants en viande, en sucre, en alcool
à brûler, en fruits, en pommes de terre, en
beurre, en cuir, en caoutchouc, en charbon, en fer, en
laine, en savon, en huile, en encre, en armes seraient
dédommagés au centuple de la
dépréciation du sang d'autrui, le diable
lui-même se serait prononcé en faveur d'une
paix par renonciation ! Et c'est pour ça que vous
avez rampé pendant quatre ans dans la gadoue, c'est
pour ça que furent entravées les lettres qui
vous étaient destinées, retenus les livres qui
devaient vous consoler. Ils voulaient que vous restiez en
vie car ils n'avaient pas encore assez volé dans
leurs Bourses, pas encore assez menti dans leurs journaux,
pas encore assez malmené les gens dans leurs bureaux,
pas encore assez affolé l'humanité, pas encore
assez tiré prétexte de la guerre pour
justifier leur incapacité et leur sadisme - ils
n'avaient pas encore fini de danser dans ce carnaval
tragique où des hommes mouraient sous les yeux de
reporters de guerre du sexe féminin et où des
bouchers devenaient docteur ès lettres
honoris causa... Des hommes d'État, appelés en
pleine déchéance uniquement pour
refréner les pulsions bestiales de l'humanité,
les ont débridées ! Sous le manteau de la
technique, l'hystérie prend d'assaut la nature, le
papier commande aux armes. Nous fûmes invalides par
l'action des rotatives avant que les canons fassent des
victimes. Tous les domaines de l'imagination n'avaient-ils
pas déjà été
évacués ? À la fin était le
Verbe. Celui qui tua l'esprit n'eut plus d'autre choix que
d'engendrer l'action. Et c'est la presse qui a fait cela,
elle seule, elle qui a corrompu le monde par sa putasserie.
Ce n'est pas elle qui a mis en action les machines de mort :
mais d'avoir vidé notre coeur au point de ne plus
pouvoir nous imaginer le résultat probable,
voilà sa responsabilité dans la guerre !... Et
vous, les sacrifiés, vous ne vous êtes pas
insurgés contre ce projet ? Vous ne vous êtes
pas défendus contre l'obligation de mourir et contre
l'ultime liberté : devenir incendiaires ? Contre
cette ruse diabolique d'exiger, sous les drapeaux du pathos
moral, le sacrifice au bénéfice du
marché de la laine !... Et la gloire et la patrie
dans tout cela ? Vous étiez nus comme devant Dieu et
votre bien-aimée, face à une commission de
bourreaux et de salauds ! La patrie, nous l'avons vue dans
la soif de pouvoir de l'esclave déchaîné
et dans l'aménité du maître chanteur
assoiffé de pourboire. Sauf que nous autres, si nous
ne l'avions vue que sous les traits de ces atroces
généraux - qui pendant cette grande
époque s'immisçaient dans les pages-spectacles
des feuilles de chou en lieu et place des dames de la haute
afin d'attester qu'en ce monde on ne fornique pas seulement,
on tue aussi - en vérité, nous aurions
espéré l'heure de fermeture de ce bordel
sanglant !
Karl Kraus
Extrait des Derniers Jours de
l'humanité (Agone,
2005)
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La fabrique d'Ernst
Jünger
L'oeuvre d'Ernst Jünger bénéficie en
France d'un accueil remarquable. Il est entendu que l'on a
affaire à une oeuvre majeure de ce temps. On ne
compte plus les appréciations élogieuses. Le
centenaire de l'auteur, en 1995, puis sa mort, en 1998, ont
donné au dithyrambe un élan
inégalé. Chez les politiques, de
François Mitterrand à Jean-Marie Le Pen,
l'accord s'est fait. La personne et l'oeuvre de Jünger
tendent désormais à échapper à
leur cadre historique et politique initial pour
apparaître pleinement « en tant que telles
». Et cette réévaluation «
littéraire » peut s'appuyer sur une politique
déjà ancienne de traduction et sur un suivi
éditorial sans faille. Le nombre d'articles parus
dans les pages littéraires est impressionnant,
à quoi s'ajoute l'entrée de Jünger
à l'Université comme « grand
écrivain allemand »...
Dans Voyage et
Destin, récit de l'exode
vu par un Allemand, Alfred Döblin abandonne un moment
la plume à sa femme Erna, qui décrit,
effarée, l'accueil des troupes allemandes par la
population bordelaise : « On se tient au bord des
trottoirs comme pour voir passer un défilé. Le
bruit court que des Allemands sont arrivés. Ils
auraient une allure fabuleuse, des hommes vigoureux,
formidablement équipés. [...] Les gens les
regardent bouche bée, cet équipement, cet
ordre ! On les admire. Quelques officiers, dit-on, sont
entrés dans un magasin d'une rue latérale et
parlent un français exquis. » Ces Bordelais
badauds sont manifestement impressionnés par le style
des soldats et officiers allemands, et leur frivolité
va jusqu'à leur faire oublier la tragédie
historique qui est en train de se jouer et les saisira
bientôt. On peut juger cette attitude
déshonorante sans toutefois voir dans cette foule un
rassemblement unanime de partisans de Hitler. Cependant,
dans les bâtiments officiels où la
République en déliquescence s'était
réfugiée, on se préparait à
collaborer avec le vainqueur. Et il n'est pas interdit de
penser que la disposition enthousiaste de certains
Français n'était rendue possible que parce que
tout un discours les avait préparés à
acquiescer à l'ordre nouveau qui prenait la
relève.
La disposition admirative du public dit
cultivé pour l'écrivain Ernst Jünger ne
doit rien non plus au hasard. S'agissant d'un officier
allemand ayant occupé à Paris des fonctions
à l'état-major de l'armée d'occupation
de 1941 à 1944, elle n'a été rendue
possible que parce que l'hypothèque de la
complicité de Jünger avec le nazisme
était levée. Il n'empêche : Jünger
a été dans les années 1920 l'un des
représentants intellectuels les plus radicaux du
nationalisme allemand, ainsi qu'en témoignent non
seulement ses récits de guerre, mais aussi les
quelque 150 articles publiés dans des revues
ultra-nationalistes entre 1919 et 1933, non repris dans ses
Oeuvres complètes et réédités
seulement en 2001 en Allemagne - ce livre en donne de larges
extraits.
L'inscription de l'oeuvre de Jünger
dans la littérature « pure » - qui
transcende l'Histoire et « ne saurait être
référée à une intention actuelle
quelconque », et à laquelle en retour ne
devraient s'appliquer que des jugements esthétiques
purs de tout « préjugé » partisan -
est à la fois le moyen et le résultat de la
dépolitisation et déshistoricisation de
l'oeuvre. La littérature dite « pure »,
sous le patronage de laquelle Jünger a entendu
après-guerre placer sa production, est le tombeau des
déterminations historiques et visées
politiques et, par voie de conséquence, le lieu
où peuvent se dissimuler bien des cadavres
nauséabonds. Car la sacralisation de Jünger en
grand écrivain et l'éloignement de son oeuvre
dans le champ prétendument autonome du
littéraire présupposent l'oubli volontaire et
systématique, ou à tout le moins
l'euphémisation, de ce qui rattache cette oeuvre
à un hors-champ suspect, historique et politique ; le
silence sur ce qui le borde est requis par les bons esprits,
sauf à s'exposer à leur reproche de mauvais
goût - celui du philistin incapable de s'abandonner
à la pure jouissance du texte.
La consécration de Jünger en
styliste incomparable n'est pas à la
vérité pure de toute intention politique :
faire oublier qu'il a été à sa
manière l'écrivain d'une certaine politique,
sur laquelle l'Histoire après 1945 a jeté son
interdit, et qu'il l'est peut-être encore là
même où il paraît ne plus l'être.
Mais le glissement de la défense de l'homme à
la célébration de l'artiste fait
lui-même écho à la stratégie que
Jünger en personne a de longue main mise en place. Un
des aspects importants de la réception de Jünger
en France est en effet la collaboration étroite entre
l'auteur et ses passeurs français, traducteurs et
commentateurs professionnels. En témoigne l'«
entretien », qui est un des modes
privilégiés des relations grâce
auxquelles l'auteur allemand s'adresse à son public
français par l'entremise d'un interlocuteur choisi
par lui.
Sans doute ne saurait-on reprocher, a
priori, à un auteur d'avoir évolué en
cours de route et d'avoir troqué l'ivresse
guerrière de ses débuts contre les jouissances
intenses que lui procurent la contemplation d'une fleur ou
la chasse aux papillons. Des ruptures avec le nationalisme
des débuts, l'histoire de la littérature
allemande n'offre-t-elle pas bien d'autres exemples ? Le
parcours d'Ernst Jünger (1895-1998), du guerrier et
publiciste de combat au sage contemplatif cultivant la Muse,
a pour lui les apparences. Mais la question qui se pose est
celle des limites de cette métamorphose et de
l'intérêt que l'auteur et ses hagiographes ont
au contraire à la mettre en avant.
L'idée de ce livre est née
de l'étonnement devant ce qui semble être
devenu l'évidence d'une honorabilité politique
et d'une qualité littéraire de premier plan.
Ce qui se raconte en France à propos de Jünger
a-t-il déjà pris à ce point le pas sur
ce qui était ? Hé quoi ! Celui pour qui
Hitler, somme toute, avait toujours eu les yeux de
Chimène aurait été un résistant
de la première heure au nazisme ? Dans quelle mesure
? Celui qui défilait plus tard rue de Rivoli à
la tête de sa compagnie et fréquentait le
Tout-Paris des collaborateurs et collaborationnistes,
celui-là aurait à ce point caché son
jeu ? Celui qui exaltait naguère la « race
nouvelle » sortie de la guerre machinique serait devenu
le contempteur de la technique et le prophète de la
paix ? Quand, comment et pourquoi ? Et que signifie cette
exaltation française du grand écrivain
Jünger, le premier de sa classe ? Pourquoi justement
celui-là ? Bref : ne s'est-il pas tissé un
voile de légende auprès de Jünger,
chargé de recouvrir d'honorabilité ce qui
était moins honorable ou ne l'était pas du
tout ? Et pourquoi ? Car si les mythes ne naissent pas de
rien, sans doute ne naissent-ils pas non plus pour rien.
Voilà quelques questions qui méritent à
tout le moins examen.
Michel
Vanoosthuyse
Extrait de Fascisme &
littérature pure
Spécialiste de
littérature allemande du XXe siècle, Michel
Vanoosthuyse est professeur à l'université
Paul-Valéry de Montpellier. Il a notamment
écrit Le Roman historique.
Mann, Brecht, Döblin (1996)
et Alfred Döblin.
Théorie et pratique de l'« oeuvre épique
» (2005).
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