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Gazette Agone
n°6
La gazette d'Agone n°6 est
disponible pour diffusion
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Au sommaire :
« Les
mots « critique littéraire » appellent le
mot « complaisance » aussi sûrement que le
veau appelle la sauce Marengo » par Thierry Discepolo
Arion,
maître des steppes et des
défilés
ou Les
difficultés de la transformation de
Kyr-Siméon par
Borislav Pekic
Le romancier
est un profanateur de tombeaux par Borislav Pekic
Contact : <info@agone.org>
Consultez les gazettes
précédentes.
Gazette Agone
n°5 (Karl Kraus,
littérature et nazisme)
Gazette Agone
n°4 (Harry Martinson,
littérature prolétarienne)
Les mots « critique
littéraire »
appellent le mot « complaisance »
aussi sûrement que le veau appelle la sauce
Marengo
« Aucun journal dépendant des
publicités que font passer les éditeurs ne
prendra le risque d'en être privé, et si les
plus intelligents parmi les éditeurs comprennent sans
doute que les choses n'iraient pas plus mal pour eux si la
critique de complaisance était abolie, ils ne peuvent
la supprimer, pour une raison identique à celle qui
empêche les nations de désarmer - parce que
personne ne veut être le premier à commencer.
La critique de complaisance a encore de nombreux,
très nombreux beaux jours devant elle. » (George
Orwell, 1936).
En autriche, voilà soixante-dix
ans, Karl Kraus déchirait à belles dents le
monde des lettres de son temps, écrivains et
journalistes dans la même assiette : « Au
commencement, il y avait le service de presse, et quelqu'un
le reçut, envoyé par l'éditeur. Alors
il rédigea un compte rendu. Puis il écrivit un
livre, que l'éditeur accepta et qu'il transmit comme
service de presse. Celui qui le reçut fit de
même. Et c'est ainsi que se constitua la
littérature contemporaine. 1
» À la même époque, en Angleterre,
George Orwell écrivait que, « à
première vue, le marché du livre se
réduit à une cynique et banale escroquerie. Z
écrit un livre qui est édité par Y et
critiqué par X, dans le W... Si la critique est
mauvaise, Y ne passera pas de publicité dans le
W...,
de sorte que X devra choisir entre parler d'un
"chef-d'oeuvre impérissable" et se faire flanquer
à la porte 2
».
Si l'on n'avait pris le soin de
préciser territoires et dates, quel lecteur aurait pu
deviner que ces propos ne s'adressaient pas à la
rentrée littéraire qui nous tombe dessus, avec
la même monotonie que l'an dernier, et que
l'année d'avant, nous faisant déjà
redouter l'année prochaine 3 ?
Rien.
Romancier lui-même, Orwell faisait
déjà le constat suivant : « Il est
à peine besoin de signaler que le prestige du roman
est actuellement très entamé - au point que
l'affirmation "Je ne lis jamais des romans", que l'on
avançait il y a seulement une douzaine
d'années avec une nuance d'excuse dans la voix, est
aujourd'hui toujours assenée sur un ton d'orgueil
triomphant 4
»; et il poursuit : « Le fait demeure que le roman
courant, le roman disons banalement médiocre, est
généralement traité par le
mépris, alors que l'on continue à
reconnaître comme digne d'attention le recueil
d'essais critiques tout aussi banalement médiocre.
5
»
On pourrait facilement prétendre
que le roman (et notamment le genre qui domine chez nos
officines de légitimation) est une forme
intellectuelle méprisable (ravalée au rang de
passe-temps de ménagère ou de cadre
supérieur en week-end). Et que son déclin nous
importe peu, à nous, « gens cultivés
».
Mais à l'instar d'Orwell, il nous
semble que « le roman mérite d'être
sauvé et que, pour ce faire, il faut amener les gens
intelligents à le prendre au sérieux
6
». L'écrivain britannique se propose donc
d'examiner « la raison principale du manque de
considération dont souffre actuellement le roman
». Eh bien, voilà un « actuellement »
qui dure encore : « Le problème,
écrit-il, c'est que le roman est condamné par
le battage fait autour de lui. Demandez à n'importe
quelle personne pourquoi elle "ne lit jamais de roman" et
vous découvrirez qu'au fond c'est le plus souvent
à cause de la répugnante prose que
débitent les fabricants d'éloges à la
commande. 7
» En presqu'un siècle, la « réclame
» n'a pas changé de ficelles : « Si vous
arrivez à lire ce livre sans hurler de plaisir, c'est
que votre âme est insensible. 8
»
Comme aujourd'hui, le lecteur des pages
littéraires de la presse d'alors était donc
enseveli sous d'« impérissables chefs-d'¦uvre
» qu'il ne pouvait négliger au risque de «
perdre son âme ». Qui plus est, après
avoir difficilement jeté son dévolu sur l'un
d'eux, il prenait le risque de « se sentir bien
coupable » s'il échouait à « hurler
de plaisir ». Évidemment, les contemporains
d'Orwell qui avaient l'¦il un peu éduqué ne se
laissaient pas prendre au piège : « Quand on
vous serine que tous les romans sont, sans exception,
d'éclatantes manifestations du génie humain,
il est bien naturel d'en conclure qu'ils sont
également bons à jeter au panier. 9
»
Mais pourquoi alors la presse
littéraire persévère-t-elle à
fondre la critique dans le commerce ? D'autant que la
tendance s'est accélérée avec
l'arrivée de nouveaux supports. Passons pudiquement
sur la télévision, où le
présentateur pommadé fait peser sur ses «
assistantes » le travail de mises en fiches
normées de livres normés dont il parlera avec
l'auteur pommadé sans les avoir jamais ouverts. Cette
collusion est exemplaire avec la presse gratuite en ligne,
étant plus que les autres encore dépendante
des annonceurs et soumettant ses rédacteurs à
des conditions de travail précaires.
Dix ans après
son « Plaidoyer pour le roman », Orwell livrait
les « Confessions d'un critique littéraire
10 ». On y retrouve le même pauvre
hère de critique littéraire, condamné
à écrire sur des livres parfois de plusieurs
centaines de pages, qu'il n'aura jamais le temps de lire et
auquel il ne comprendra rien (sauf s'il s'agit des inepties
habituelles), mais dont il est condamné à
faire l'éloge en tant de mots, tissant les
mêmes « formules éculées - "Un
livre que personne ne devrait manquer [Š] Quelque chose de
mémorable à chaque page [...] On
appréciera tout particulièrement les chapitres
consacrés à..." - qui vont s'agglutiner comme
de la limaille de fer 11 ».
N'aurait-il pas dû plutôt
écrire, à propos d'une production qu'on lui
impose et dont il devrait bien voir qu'elle est pour
l'essentiel « inodore et incolore, dépourvue de
vie et de toute ambition affichée » : «
Voici des livres dont la médiocrité même
n'a rien de remarquable. » Mais non, pour gagner sa
croûte et garder sa petite place, il va devoir
distribuer une « poignée de louanges
outrancières à peu près aussi
sincères que le sourire aguicheur d'une
prostituée 12 ». C'est une loi d'airain, et hormis
quelques critiques ayant conquis le droit de médire -
ce qui ne veut pas dire qu'ils livrent pour autant leurs
véritables sentiments... -, la piétaille doit
admirer sur une échelle de valeur qui semble devoir
monter comme une vis sans fin : « Une palpitante
aventure où flamboient les passions, un chef-d'oeuvre
absolu qui vous remue jusqu'au fond de l'âme, une
inoubliable saga qui durera tant que durera la langue
anglaise, etc. (Quant à un livre qui serait
réellement bon, n'en parlons pas, il ferait exploser le
thermomètre.) » Doit-on s'étonner que le
lecteur un tant soit peu lucide détourne la
tête, éc¦uré, après avoir
persévéré trop longtemps dans la
fréquentation des pages littéraires, à
lutter contre « l'absurdité qu'un roman
doté d'une réelle valeur passe
inaperçu, simplement parce qu'il a été
encensé à l'égal de la foutaise
13 » ?
La plupart des lecteurs savent bien que
le journalisme littéraire a instauré pour le
plus grand bénéfice mutuel des affaires et de
la paresse intellectuelle un système de suivisme
moutonnier et de plagiat bien compris. Ce que nous apprend
la lecture d'Orwell, de Kraus et d'autres, c'est que ces
pratiques sont aussi anciennes que la profession à
son stade industriel. Y a-t-il là de quoi
désespérer ? En rien. La critique passe, la
littérature continue, à
côté...
Thierry
Discepolo
1.
Lire Karl Kraus, Troisième
nuit de Walpurgis, Agone,
2005.
2. Texte paru sous le titre « Plaidoyer pour
le roman » dans le New
English Weekly des 12 et 19
novembre 1936, édité en français in
George Orwell, Essais, articles,
lettres,
Ivréa-Encyclopédie des nuisances, 1995, volume
I, p. 320.
3. La rentrée littéraire 2005 annonce
663 romans. Seulement deux de plus que l'an dernier et une
augmentation de 20 % en cinq ans. La production
stagnerait-elle après avoir doublé depuis 1990
? Sont à la source de cette avalanche 144
éditeurs, mais moins de dix d'entre eux (dont Fayard,
Gallimard, Albin Michel, Actes Sud, Le Seuil, Grasset et
Flammarion) en publient plus de 20 %...
4 à 9. George Orwell, « Plaidoyer pour le roman
», art. cit., p. 318-319.
10.
Texte paru le 3 mai 1946 dans Tribune,
édité en français in George Orwell,
Essais, articles,
lettres, op. cit., volume IV, p.
222-225.
11. Ibid., p. 223.
12. George Orwell, « Plaidoyer pour le roman
», art. cit., p. 322.
13. Ibid., p. 323.
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Arion maître des steppes & des
défilés,
ou Les difficultés de la métamorphose de
Kyr-Siméon
Borislav Pekic (1930-1992) a débarqué en
littérature avec un roman inspiré du Nouveau
Testament, Le Temps du miracle (1965), suivi de
nombreux autres, dont La Toison d'or (1978-1982), qui
retrace l'ascension sociale et la chute d'une puissante
famille serbe d'origine aroumaine. Les Tsintsares, ou
Aroumains ou Vlachs ou Tsinsares, sont un peuple des Balkans
que la légende dit descendre des centaures.
Parmi les petits colporteurs aroumains qui suivent les
mouvements de troupes lors des nombreuses guerres qui
secouent les Balkans, certains vont se hisser, pendant le
XIXe siècle, au rang de magnats de l'industrie et de
la banque dans l'ancienne Yougoslavie ou à Vienne.
La Toison d'or se nourrit de la mythologie qui
accompagne l'errance de ce peuple pour tourner en
dérision les mirages de la société
marchande. Où l'on voit que la quête de la
Toison d'or se confond avec une recherche du profit et du
gain qui n'épargne que les tempéraments
artistes...
Son père se montrait de jour en
jour de plus en plus insupportable, insouciant des
intérêts de la Firme. Il était
même devenu somnambule. On l'avait surpris à la
pleine lune gambadant à quatre pattes autour du
puits, tel un poulain autour de l'abreuvoir, et il avait
fallu l'empaqueter dans des draps pour le ramener à
la maison sans que les voisins ne s'aperçoivent de
rien. Car il ruait, hennissait et poussait avec fougue le
fameux cri dionysiaque « Io
Vakkhe ! » tout en arrosant
la cour de la résine pâle et odorante de sa
virilité retrouvée. Il prétendait que
Séléné, mère ancestrale de
toutes choses, protogonos mitera
ke pamitor Selini, l'avait non
seulement rajeuni, mais encore mué en cheval. Pas
encore entièrement, certes, pour le moment sa forme
n'était que centauresque, il n'était cheval
qu'en dessous du nombril, mais la transformation de sa
morphologie, sa morfossis, se
poursuivrait indubitablement lors des prochaines pleines
lunes, si bien que ce serait sans doute un cheval en bonne
et due forme qui représenterait la firme
Siméon & Fils lors de la prochaine foire de
Thèbes. Cependant, c'était à Arion, le
cheval sauvage des temps originels, qu'il voulait
ressembler. Aucune autre race plus utile, de monte ou de
trait, ne trouvait grâce à ses yeux.
C'était en raison de ce choix, et non parce qu'il
rejetait son humanité, que Siméon de Tsarigrad
nuisait désormais à la Firme. S'il avait
choisi de devenir un cheval de trait, ou tout au moins un de
ces bidets des montagnes de Thessalie, capables eux aussi de
transporter des charges, les liens naturels avec la
chrématistique siméonienne, la bourgeoisie et
son esprit d'entreprise auraient été
préservés, même si cela ne semblait pas
évident. Une firme en expansion avait, certes,
davantage besoin d'un Tsintsare chrysomaniaque, habile et
futé, que de son fol avatar chevalin, mais si
celui-ci avait été de trait, on aurait pu
faire en sorte que le vieux monsieur gagnât au moins
de quoi payer son picotin et le toit au-dessus de sa
crinière. Il aurait été possible, par
exemple, de l'atteler à la noria de la maison. Il
aurait ainsi contribué à son entretien et les
murs de la cour auraient dissimulé à la
concurrence la honte qui s'était abattue sur la
famille. Le choix d'Arion excluait toute solution pratique.
Cet animal dénué du sens du devoir et de la
responsabilité, ignorant de ses obligations, que son
instinct ne poussait pas à accumuler pour transmettre
et qui se moquait bien de la Propriété, de la
Famille et du Passé, qui ne connaissait pas la noble
chrématonomie qui vous incite à faire un bon
usage de l'argent, qui ne calculait pas, refusait la mesure
et ne se souciait que de paître et de saillir faisait
courir à la Firme, et à son fils qui en
était le plénipotentiaire, le risque d'aller
vers la banqueroute.
**
Une nuit, alerté par un boucan
insupportable, il trouva Siméon de Tsarigrad à
quatre pattes dans le grenier, frappant le plancher de ses
talons nus. Il lui demanda, consterné :
- Mon Dieu, que faites-vous
là, patera ? Ti
kanete ?
- Ne viens pas m'embêter,
skyle !
Ce que je fais, tu ne le vois donc pas ? gémit le
vieillard, essoufflé.
- Je vois seulement que vous allez
vous mettre les pieds en sang !
- Dussé-je perdre tout mon
sang, je ne le regretterai pas si j'arrive à le
creuser, rétorqua-t-il en continuant à
marteler le sol comme un damné.
- Creuser quoi, grand Dieu ?
- Pigadi. Un puits,
imbécile !
- Dans la maison ? Et au grenier,
qui plus est ?
- Arion, en lequel je suis en train
de me métamorphoser, pouvait, de son sabot, creuser
un puits là où il lui semblait bon.
- Je vous demande pardon,
kyrie,
protesta le Thébain, non sans malice. Celui qui
creusait des puits de son sabot, ce n'était pas
Arion, mais Pégase.
Siméon de Tsarigrad arrêta
de ruer. Il contempla son fils de l'oeil soupçonneux
de celui contre lequel on conspire depuis toujours.
- Tu en es sûr ? Tu serais
prêt à en faire le serment ?
- Amen ! confirma le Thébain
sans la moindre hésitation.
Il s'attendait à ce que son
père, lésé de son pouvoir,
laissât éclater sa colère et il
s'apprêtait déjà à lui expliquer
d'un ton acerbe que ce n'était que justice : un tel
don n'avait pu être conféré qu'à
un cheval qui saurait en faire bon usage, à
Pégase donc, susceptible d'en tirer parti, et non
à un cinglé comme Arion, quand son père
s'approcha de lui en boitant et lui posa amicalement la main
sur l'épaule.
- Efkharisto, mon enfant,
sois remercié. Voyant que je n'arrivais pas à
creuser ce puits, j'ai eu peur que ce fût parce que je
ne suis pas encore un cheval. Or c'est seulement parce que
je ne m'appelle pas Pégase.
Siméon de Thèbes
décida de profiter de l'occasion. Il répliqua
d'un ton détaché :
- Mais vous n'êtes pas encore
un cheval, si vous voulez mon avis. Et on ne peut même
pas dire que vous progressiez beaucoup dans cette
voie.
- Que veux-tu dire par là ?
lui demanda Siméon de Tsarigrad,
apeuré.
- Que pour le moment, c'est à
peine si vous vous comportez comme un cheval et que vous
êtes loin de l'être devenu. Vous n'êtes
encore, en fait, qu'un homme ordinaire avec certaines moeurs
animales, rien de plus.
- Tu as sans doute raison, reconnut
le vieillard, attristé. J'ai remarqué que mon
avoine ne me procure pas autant de plaisir qu'elle le
devrait.
- Mais cela vous en procure, en
revanche, de sauter sur le dos des femmes du voisinage
?
- Énormément.
- Voilà pourquoi votre
métamorphose n'avance pas. Vous vous contentez
d'imiter les bons côtés de la vie chevaline,
tout ce qui est facile, agréable, superficiel, le
luxe, quoi ! Vous ne voulez pas entendre parler de ses
aspects plus rébarbatifs ou pénibles. Tenez,
si au lieu de vous prélasser dans les prairies et de
jouer les boucs au clair de lune, vous faisiez tourner notre
noria, toute ressemblance entre vous et les humains
disparaîtrait, je vous le jure, en moins de deux cent
soixante-dix jours, temps qu'il a fallu pour faire l'homme
que vous êtes encore.
- Et la Firme s'en porterait
d'autant mieux, remarqua le vieillard avec malice.
Il ne servait à rien de tourner
autour du pot. S'il demeurait en Siméon de Tsarigrad
un peu d'humanité, il ne pouvait avoir oublié
que dans le monde des Tsintsares tout avait son prix,
même la moindre petite idée, du moment qu'elle
était utilisable dans le monde des affaires. Le
Thébain reconnut donc que la Firme trouverait son
compte dans cette histoire de noria, mais il insista sur le
fait que le but suprême était la transformation
la plus rapide possible de son père en cheval.
Le vieillard réfléchit,
l'oreille dressée. Puis il hennit soudain, affable
:
- L'idée en elle-même
n'est pas mauvaise. Malheureusement, elle ne saurait
s'appliquer à mon cas. Tu as oublié que je
veux devenir un animal sauvage, et non domestique...
**
- Je voudrais vous proposer un
marché. Symvivasmo.
- Ti
prosferis ? Que m'offres-tu
?
- Que nous devenions tous des
chevaux.
- Posso
zitas ? Que demandes-tu en
échange ?
- Pardieu, père, il s'agit
là d'un accord familial, pas de commerce. Tout se
réduirait-il dans la vie à du troc ?
- Je ne suis pas encore un cheval.
Et je sais où je vis et à qui je
parle...
- D'accord. Il y a une condition,
mais peu contraignanteŠ Il convient d'abord que nous
devenions solides sur nos jambes, que nous nous
enrichissions. Lorsque nous serons riches, nous ferons ce
que nous voudrons, nous nous transformerons en ce que nous
voudrons. En ânes même, si tel est notre bon
plaisir. Personne ne pourra rien trouver à redire.
Ti lete yia afto ? Qu'en dites-vous ?
Siméon de Tsarigrad
réfléchit. Chaque fois qu'il endosse à
nouveau son odieuse condition humaine, l'embryon chevalin en
lui se révolte. Il lui fait agiter les oreilles,
hérisse son poil, rend ses cheveux gris durs comme du
crin. Sentant que le vent favorable de la raison gonfle ses
voiles, le Thébain décide d'y aller du coup de
rame d'un nouvel argument :
- Étant un cheval illustre,
vous jouiriez, kyrie, de certains
privilèges dans le troupeau. On vous en proclamerait
peut-être le chef...
- Mon pissinos, ronchonne le
vieux. Oui, c'est ça...
- Et pourquoi pas ? Sans doute
existe-t-il également chez les animaux une certaine
hiérarchieŠ Leurs rapports ne sauraient être
que bestiaux !
- Tu ne comprends rien, lui
rétorque le vieillard d'un ton méprisant. Les
concepts tels que la hiérarchie, les coutumes, les
principes, la finalité, le calcul - toutes ces
inventions des hommes - n'ont pas cours chez eux.
- Et qu'est-ce qui a cours alors
?
- Rien. Et c'est ça le plus
beau. On ne calcule pas, on ne tient compte de rien. On se
contente tout simplement de vivre.
- De caracoler et de péter
?
- C'est ce qu'il semble aux hommes,
aux imbéciles de ton espèce. Mais ton
idée n'est quand même pas mauvaise. Elle est
bonne parce qu'elle vous engage également...
Le Thébain, stupéfait de
voir que son père accepte, veut sans plus tarder
préciser les clauses du contrat :
- Alors, serrons-nous la main et, si
vous le voulez bien, asseyons-nous pour consigner sur le
papier les principales dispositions de notre accord. Ainsi
nous pourrons dès demain arrêter de batifoler
sous la lune et reprendre notre place derrière le
comptoir.
Mais Siméon de Tsarigrad,
oïme, ne saisit pas la main qu'on lui tend. Ses
oreilles se sont davantage encore redressées et ses
propos deviennent indistincts : on dirait qu'il
hennit.
- À première vue, ce
marché semble satisfaisant pour les deux parties.
Mais à y regarder de plus près, il ne
m'apporte rien.
- Comment cela, il ne vous apporte
rien ? Vous pourrez vous métamorphoser en cheval sans
que personne ne cherche à vous en empêcher et,
en outre, tous les membres de la firme Njago se joindront
à vous.
- Oui, mais seulement après
que nous nous serons enrichis ?
- Certes.
- Et d'ici là, il faudra que
je trime de l'aurore à la nuit tombée ? Et
cela, pendant combien d'années ? En as-tu seulement
une idée approximative ?
- Seul le drakul le saurait !
Nous travaillerons jusqu'à ce que nous nous soyons
enrichis.
- Si tu ignores combien
d'années cela prendra, sais-tu au moins quelle somme
il nous faudra amasser ? À quel chiffre
considéreras-tu que nous nous sommes suffisamment
riches pour entamer notre chevalinisation sans avoir
à craindre le qu'en-dira-t-on ?
- On ne saurait non plus le dire
à l'avance. Cela dépendra des critères
du moment, de nos exigences, de notre sentiment de
posséder assez...
Les bords moussus des nuages qui
s'éloignent laissent filtrer quelques rayons de lune,
les mâchoires du vieillard s'allongent, faisant
apparaître, sous sa babine supérieure, deux
canines en forme de dominos. Sous ses sourcils touffus de
Tsintsare larmoient ses yeux rouges, saillant comme ceux des
chevaux.
- Tu sais quoi, agapite mou yie, mon
bien cher fils, reprend-il en poussant un hennissement, pour
amasser une somme dont tu puisses t'estimer satisfait, il
faudra plus de temps que pour se transformer en cheval. Et
avec le labeur dont tu comptes m'accabler à mon
âge, je n'ai aucune chance de danser un jour, avec
vous ou sans vous, autour de l'abreuvoir sacré. Je
n'ai donc aucune raison d'attendre ni de te laisser me lier
les mains. Mais, pour que tu n'ailles pas clamer partout que
j'ai refusé ta proposition et que je moque bien de la
Firme, je vais t'en faire une à mon tour, plus saine.
Tentons d'abord de nous transformer en chevaux, tous
ensemble, et lorsque nous aurons vu si cela a un sens
d'être riche, célèbre et intelligent
dans un troupeau, nous nous mettrons, si la réponse
est oui, à amasser de l'argent et tous ces autres
trucs...
- Ah, c'est ainsi que tu vois les
choses, patera ! hurle le Thébain regrettant de ne pas
être lui aussi, fût-ce un bref instant, un
animal sans égards pour la Propriété,
la Famille et le Passé afin de pouvoir régler
ses différends avec monsieur son père de la
manière bestiale qui conviendrait le mieux pour
administrer une raclée à un cheval, chef d'un
troupeau.
- Oui, reconnaît Siméon
de Tsarigrad, les Siméon n'ont au demeurant jamais
rien entrepris sans s'assurer que cela ne sera pas en pure
perte.
- Ma ton
Theon, réfléchis
encore un peu, patera ! Accepte ma
proposition, si ce n'est pour toi-même, fais-le pour
moi, ton fils unique, pour les enfants, la Firme, la famille
et notre avenir !... Dois-je considérer que
c'était là votre dernier mot ?
Siméon de Tsarigrad fait non de la
tête et hennit sous son sac à avoine.
- Et c'est quoi alors, votre dernier
mot, monsieur ?
Au lieu de répondre, le vieillard
s'écarte un peu, lève la patte droite et
lâche dans le grenier le vent puissant et joyeux de la
vie.
Borislav Pekic
Traduit du serbo-croate par
Mireille Robin
Extrait de Les Spéculations
de Kyr-Siméon
(troisième volume de
La Toison d'or).
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page
Le romancier est un profanateur de
tombeaux
« Il semble qu'on ait tendance à croire qu'il
suffit de se documenter pour écrire un bon roman
historique. Un peu de la même manière que pour
rédiger un compte rendu scientifique. Oui, si vous
êtes prêt à vous satisfaire d'un roman
historique aussi vivant qu'un cadavre. Si vous voulez qu'il
soit vivant, il vous faudra aller bien au-delà des
documents, c'est-à-dire de ce qu'on nomme les faits.
Et seule l'imagination peut vous conduire dans ces
contrées. Pas n'importe laquelle, une imagination
orientée dans une direction, inspirée par les
faits. C'est elle qui vous permettra de trouver des
thèmes littéraires dans les choses de la vie
que la plupart des documents passent sous silence. »
Il est des gens dont la vie n'est qu'un
rond dans l'eau. On ne les voit pas, on ne les entend pas,
ils sont irréels, leurs pas ne s'impriment point sur
le désert de sable de l'humanité. Nous
ignorons d'où ils viennent et, lorsqu'ils
disparaissent, où ils sont partis et pourquoi. Quand
les dieux fréquentaient encore la terre, on les
reconnaissait à cela. Depuis qu'ils nous ont
quittés, le seul de leurs pouvoirs qu'ils ont
légué aux hommes est cette faculté de
vivre sans être.
Ils se placent sous le signe de l'eau.
Celle-ci est leur élément. En elle sont
contenues leur nature et leur destinée.
Il existe deux sortes d'elfes, de
phasmes, comme les auraient appelés les
Hellènes, qui entretenaient des rapports plus intimes
avec les ombres de l'enfer que nous avec les nôtres.
Les uns ne laissent pas de traces, les autres en laissent
que nous ne voyons pas. La trajectoire de leur vie existe,
mais si légère, à peine
esquissée, que nous ne pouvons la distinguer à
l'¦il nu sur la carte du destin, ou que nous refusons de la
considérer comme le sillage d'un être
humain.
Nous ne dirons pas dans laquelle de ces
deux catégories se range l'individu que nous
évoquerons sous le nom poétique de «
l'homme qui mangeait la mort » bien que, pour
l'administration, il fût le citoyen Jean-Louis Popier.
Sans mon idiosyncrasie pour l'historiographie officielle, je
n'en aurais sans doute pas découvert l'existence.
Nous ne le dirons pas parce que nous l'ignorons, d'une part,
et que, de l'autre, je préfère me conformer,
pour faire le récit inhabituel de sa vie, aux
anciennes méthodes d'instruction qui ne posaient
jamais de conclusions définitives sur un
prévenu avant qu'il n'ait été
arrêté, plutôt qu'à la
procédure moderne qui veut qu'on aille frapper
à sa porte avec une opinion déjà toute
faite.
Ne vous attendez pas à trouver le
nom de Popier dans un compendium sur la Révolution
française, aussi exhaustif soit-il. Carlyle n'en
parle pas, car il idolâtrait les héros et ne
s'occupait des hommes que dans la mesure où ils
avaient eu l'honneur d'être les victimes de leurs
exploits. Il n'apparaît pas non plus dans les ouvrages
de l'adorateur des masses que fut Mathiez : pour lui, les
dieux, et davantage encore les hommes, n'étaient que
des marionnettes dont la grande Mère
Nécessité tirait les ficelles invisibles en
fonction des besoins de l'époque et, un peu aussi,
des aberrations de sa doctrine personnelle. Popier, enfin,
est également absent de l'Histoire de la
société française pendant la
Révolution des frères Goncourt, où il
aurait pourtant pu figurer à double titre : en raison
du caractère extraordinaire de son destin ainsi que
du talent des auteurs, qui ont su voir tant dans le «
chaos héroïque » de Carlyle que dans
l'« ordre humain » de Mathiez un paradoxe
remettant en cause et le chaos et l'ordre, et le hasard et
la loi. On ne trouvera pas davantage son nom dans les
archives de la ville de Paris, où il a vécu,
ni dans les registres de l'état civil de Lyon,
où il est soi-disant né (soi-disant, je
précise, car rien ne l'atteste hormis ses propres
déclarations). Il n'est pas davantage
mentionné dans les documents privés,
mémoires, lettres, notes, factures ou autres papiers
pouvant avoir un lien direct ou indirect avec lui, ce qui
prive son premier biographe que je suis de l'impression
sécurisante de ne pas avoir affaire à un
fantôme. (On l'aperçoit peut-être sur un
croquis de David. Peut-être, non qu'il soit permis de
douter que ce dessin au fusain est bien de David &endash; il
est authentique, c'est certain &endash;, mais parce que nous
n'avons aucune preuve que Popier est bien un des personnages
que le peintre a représentés en train
d'accomplir leur travail au greffe du Tribunal
révolutionnaire.) Cependant, il est présent
dans la tradition orale de l'époque. Ou plutôt,
oui et non, car si certains faits peuvent se rapporter
à lui, ils ne le font pas obligatoirement.
Si vous me demandez pourquoi j'ai
décidé d'évoquer Jean-Louis Popier
comme s'il avait bel et bien existé alors que je n'en
ai pas de preuves, ou qu'elles sont, si j'en ai, si confuses
et si contradictoires qu'on ne saurait s'en contenter, je
vous répondrai que rien ne prouve non plus qu'il n'a
pas existé ou que, si de telles preuves existent,
elles sont tout aussi confuses et contradictoires, bref,
insuffisantes.
Si les historiens de métier,
apparentés aux chiens policiers, peuvent voir
là une raison de s'en détourner pour se
consacrer à ses contemporains plus illustres tels
Danton, Robespierre et Jean-Paul Marat, les pères de
la révolution sous laquelle il a vécu, cela ne
saura qu'inciter davantage les écrivains, ces
profanateurs de tombeaux, à tenter de le sauver de
l'oubli.
Borislav Pekic
Traduit du serbo-croate par Mireille Robin
Extrait de L'homme qui mangeait la
mort.
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