Marginales

Revue de littérature et de critique sociale

© Samuel – juin 2021


Accueil du site >(Jérémy Beschon)Liberté pour Rouillan >(Jérémy Beschon)Paroles libres > J’apprends à écrire

Jérémy Beschon

J’apprends à écrire

vendredi 19 décembre 2008

J’apprends à écrire explore les relations entre langage et pouvoir. Il donne à lire et à entendre la manière dont l’apprentissage de la langue est devenu pour l’enfant « civilisé » celui de la séparation des êtres et des objet ainsi que celui du respect de la hiérarchie. Il énonce les liens qui s’établissent dans l’apprentissage scolaire entre identité, singularité, possession et plaisir et raconte comment la norme sociétale s’impose à l’intérieur de l’enfant par les interdits et la surveilllance dont « l’avoir » est le seul objet. Ainsi la langue, devenue police, peut à loisir criminaliser l’individu qui prêtendrait être libre sans passer par l’avoir.

Écrit au début de l’année 2008 pour le collectif Manifeste rien, il a été mis en scène par Jean-Battiste Couton et Jérémy Beschon et lu dans plusieurs festivals par Virginie Aimone accompagné d’une installation sonore et graphique de Kévin Donlon.

Ce texte est dédié à Jean-Marc Rouillan réincarcéré en octobre 2008 parce que ses non-dits dérangent.


J’apprends à écrire en apprenant à écrire mon nom.

Je fais de ma nomination une première privatisation de moi,

une première élaboration du moi ;

ces signes maintenant me représentent.

Ils représentent, sur le tableau ou sur la feuille, un lieu,

un trou

puisque ce n’est plus mon corps,

dont je n’avais encore jamais pensé qu’il se séparait de moi

par une représentation de lui-même, moi,

corps-moi qui m’avait déjà était volé par ma mère

qui en avait fait le sien,

en avant fait le ça,

en avait fait la représentation de son corps et de son esprit

sur les miens de corps et d’esprit,

un trou mon corps inscrit sur le tableau noir,

ce n’est plus mon corps et ses sens qui expérimentent le monde,

mais c’est mon nom, ma représentation qui apparaît dans le monde,

sur le tableau de classe, sur le cahier, sur le tablier,

qui deviennent mon cahier, mon tablier ;

une première domestication,

une première privatisation du monde et des objets.

L’enfant se développe en possédant.

Je me développe et capitalise.

Je suis : j’existe en me représentant dans la possession ;

la représentation d’une inscription qui possède des parcelles du monde.

Ce n’est même pas : je suis donc je possède,

mais je possède donc je suis.

Et toute perte de ma possession

(j’ai perdu mon cahier, déchiré mon tablier, donné mon jouet)

est tout de suite sanctionné. Tout de suite et systématiquement.

Je suis sanctionné si je détruis ou perds ce que je possède, donc ce que je suis.

Je suis sanctionné si je détruis ce que je suis.

Non pas parce que je me menace moi-même,

mais parce que je menace l’ordre.

L’ordre extérieur et intérieur.

Et c’est cet intérieur de l’être que veut l’ordre

pour maintenir sa main mise sur l’extérieur.

**

L’ordre, pour continuer à parfaitement ordonner le monde,

parfaitement parce que sans aucune résistance ni alternative,

a besoin de faire, dans l’être,

un intérieur privé.

Un intérieur ordonné, meublé, géographié, par le privé.

Espace privé total dans sa possession :

c’est entièrement à moi,

mais restreint dans la quantification :

tout n’est pas à moi.

Ce n’est ta place dans ta classe, pas ton cahier, pas ton jouet.

L’espace publique se possède, se parcelle.

Ma place dans la classe, mon jouet dans la cour.

Une insertion de mon espace dans l’espace ;

on apprend ainsi

que la colline

vue de la cour où nous sommes enfermés,

la colline où nous aimons courir librement,

et qui était pour nous comme une fenêtre,

appartient aussi à l’espace public ;

on apprend que nous sommes une structure (hiérarchique d’objets et de codes)

dans une plus grande structure hiérarchique d’objets et de codes ;

on apprend que l’école est elle-même dans la ville ;

la ville dans le pays, la France dans le monde ;

on apprend que le paysage que nous regardons est détenu autant qu’il nous tient ;

on apprend que, comme notre nation est au monde,

la colline est à la nation,

que, comme la salle de classe est dirigée par le maître ou la maîtresse,

et la nation et le monde doivent l’être,

et que c’est cet impératif même qui nous dirige,

c’est impératif seul est le maître,

et de toute éternité, tout au moins aussi vieille que la colline ;

on apprend

que l’impératif de la hiérarchie détient le monopole

– monopole de la nomination, de la privatisation –

détient l’ensemble des codes, des objets.

Et maintenant, des sujets.

**

Nous sommes devenus des sujets devenus sujets

par la propriété, le code, l’objet,

nous sommes devenus des sujets

par le devoir et l’assiduité.

L’espace de la nomination a envahi le ciel et les étoiles, tout a un ordre, un nom,

On apprend que jusqu’à la limite de notre regard,

et encore après, tout appartient à l’ordre, au nom, au mot.

**

On apprend que la seule manière d’exister

dedans cet espace public

c’est d’avoir ses espaces privés.

C’est la libre circulation de mes codes et de mes objets dans le monde.

**

Ainsi s’opère, après ma famille mes jouets ma télé,

la première capitalisation /représentation.

La première identité différencié

ce qui est moi et ce qui n’est pas moi

avec ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi.

L’ordre s’assure que l’enfant s’affirme par la possession de codes et d’objets.

Il devra toute sa vie rester sensible à la production des codes et des objets.

Son bien être, son évolution physique et psychique,

passera toujours par cette production de codes et d’objets.

Il sera très vite dépendant à cette production.

L’ordre s’assure de sa dépendance,

dépendance de l’être à ce que l’ordre produit,

dépendance à ce que l’ordre produit de l’être.

**

L’être, pour être lui, possède ;

il est dépossédé d’une expérimentation directe du monde et de lui.

Dépossédé en possédant, l’être.

Et, en possédant toujours plus,

et en désirant toujours posséder plus,

l’être est dressé.

Dressé intérieur/extérieur.

Dès le plus jeune âge il ne saura plus être autrement

puisqu’il a ainsi, par ce processus du je possède donc je suis,

définit l’autre, qu’il soit un lieu ou une personne,

par ce qui n’est pas lui et ce qui n’est pas à lui.

**

Il n’y a plus d’autres possibilités puisque l’autre et moi sont définis par la limite.

La limite mon monde/mon moi,

et il ne peut y avoir d’autre monde possible.

Il ne peut y avoir d’autre monde possible,

parce sinon, et tout de suite, tout ce qui m’a construit,

m’a dirigé et digéré,

tout ce que je construis dirige et digère,

s’effondre.

**

Si j’envisage un autre monde que la représentation du monde

je m’expose à ne plus m’insérer

dans cette représentation du monde

qui me produit pendant que toute la production du monde me représente.

Alors inévitablement, et tout de suite, je m’effondre.

Je geins, pleure. Et ne tarde pas à communiquer larmes et gémissements.


J’éprouve le besoin de parler.

avouer que cette production,

qui m’asservit et me dresse,

me détruit ;

et je sais

– parce que j’ai appris –

puisque cet ordre est naturel,

naturel parce qu’à l’origine,

à l’ origine de ce que je suis,

de ce que je possède et qui me possède

– je sais

qu’il n’y a pas d’autre ordre du monde possible.

**

Origine inculquée par la récompense et la sanction.

Je suis récompensé de mon investissement du monde.

Je suis puni si je n’investis pas le monde,

si je refuse de bien tenir mon cahier,

d’écrire mon nom, d’aller à l’école ou au travail.

La communauté m’exclue

si j’expérimente le monde

en me déplaçant hors des lieux

où l’on doit me dresser.

Et tout de suite et systématiquement.

Je n’ai alors plus droit à la production dont je suis devenu dépendant,

je n’y ai plus droit si je produis en dehors du capital,

si ma production ne répond plus aux codes,

alors je suis un cancre, un déviant,

un germe dangereux.

On doit me surveiller et me punir.

Et plus on me surveille plus on justifie,

justifie et multiplie, les punitions.

Si je refuse d’être moi, ce moi/monde

alors l’ordre me refusera.

Si je critique l’ordre,

si je le critique au point de vouloir le détruire,

par le simple fait d’être moi sans être mon moi,

détruire la possession et la représentation de moi en celui-ci (le monde)

on objectera :

« Mais qu’est ce que tu proposes ? »

« Mais qu’est ce que tu proposes ! »

C’est l’ultime défense du monde

de demander à celui qui refuse l’ordre d’en inventer un autre.

On le met face à son incapacité d’action tout en l’empêchant d’agir.

Un utopiste, un rigolo, ou un extrémiste, un terroriste.

Il ne s’agit pas d’invention pour celui qui refuse l’ordre

mais bien de destruction.

Car on ne peut rien inventer au sein de l’ordre.

On ne peut que répondre à la demande,

on peut au mieux créer de la nouvelle demande,

on ne peut que produire et reproduire l’ordre

si l’on n’a jamais pu expérimenter directement le monde.

Et c’est cette seule expérimentation

qui est demandé par ceux qui refusent l’ordre.

C’est cette évidence qui est présentée/représentée

comme drôlement utopiste, et tristement extrémiste,

alors que cette évidence du droit à l’expérimentation

est la seule requête naturelle

dans un monde produit par une production du naturel

qui est production, surproduction, de codes et d’objets.

Et qu’il faut, tout de suite et systématiquement, détruire.

P.-S.

J’apprends à écrire est une déclinaison du projet Infrabasse soutenu par le DICRéAM. Le texte J’apprends à écrire a reçu la bourse découverte théâtre du CNL.

Texte : Jérémy Beschon / Mise en scène : Jérémy Beschon & Jean Battiste Couton / Conception informatique : Kévin Donlon / Comédiens : Virginie Aimone & Olivier Boudrand.

Si vous souhaitez signer la pétition pour la libération de Jean-Marc Rouillan, c’est ici.

Répondre à cet article


RSS 2.0 [?]

Espace privé

Site réalisé avec SPIP
Squelettes GPL Lebanon 1.9