Marginales

Revue de littérature et de critique sociale

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Philippe Geneste

Poèmes de la bombe atomique

mercredi 15 juillet 2009

Töge Sankishi, Poèmes de la bombe atomique, traduits du japonais par Ono Masatsugu et Claude Mouchard et présentés par Claude Mouchard, Paris, éditions Laurence Teper, 2008, 170 p. 18€

Ces poèmes rassemblés en un recueil composé par Töge Sankishi (1917-1953) appartiennent à une littérature de l’engagement. L’auteur s’y élève contre l’inhumanité de la guerre à l’ère atomique. Les poèmes ont été écrits dans le temps même des effets de l’irradiation dont Sankishi fut victime comme des milliers d’autres japonais. Leur écriture a suivi la dégradation de sa santé jusqu’à sa mort, en 1953. 1953, c’est la date où la menace américaine d’employer, à nouveau, la bombe atomique contre la Corée se précise. Poèmes de la bombe atomique en portent la trace, c’est dire combien ce recueil réussit à cristalliser l’époque et devenir, ainsi, « un mode de conscience » (pour reprendre les termes mêmes de Sankishi dans son essai La Libération de l’esthétique cité par Mouchard). Ainsi, ce poème, contre les menaces que font peser les Etats-Unis et contre l’occupation états-uniennes, à propos d’une manifestation contre la guerre et de commémoration du 6 août 1945 :

sur le ciel de Hiroshima qui le 6 août 1950

répand sa lumière sur l’inquiétude des habitants

et fait se refléter leurs ombres sur le silence des cimetières,

vers vous qui aimez la paix

vers moi qui espère la paix

attirant les policiers au pas de course,

des tracts tombent

des tracts tombent

Si les textes du recueil ont été écrit entre 1949 et 1951, Töge Sankishi commence à écrire des poèmes pour évoquer les ravages de la bombe dès 1945 et, à partir, de 1947 il se consacre entièrement à la poésie. L’engagement se nourrit, alors, du témoignage pour trouver le ton de l’authenticité qui sidère le lecteur.

il ne reste qu’un vide propre à brûler

jusqu’au revers du cerveau

et à tout faire disparaître

où toi

pliée en deux dans une pose de jeune fille

agrippant la terre de tes deux mains pareilles à de petits oiseaux

tu es morte à demi affalée sur le sol

L’unité du temps de survie du poète après l’irradiation crée l’unité de l’œuvre. Le poète est un être conscient de son état et passe par l’écriture poétique pour léguer à la postérité, non pas son nom, mais une trace dédiée « à tous ceux qui perdirent la vie quand les bombes atomiques furent larguées le 6 août 1945 sur Hiroshima et le 9 août 1945 sur Nagasaki ». C’est une œuvre de survivant pour les survivants, les hibakusha. La poésie est à la fois un rattachement aux morts pour que l’événement du passé ne soit pas oublié dans sa réalité inhumaine, et une transmission aux générations à venir pour qu’elles luttent contre la guerre et l’horreur technologique.

Sankishi était, en 1945, un poète reconnu, auteur, nous renseigne l’excellente présentation et les notes précises de Claude Mouchard, de milliers de tanka et de haïkus. En 1945, il est à Hiroshima. Le 6 août 1945, à 8h07, explose une bombe atomique lâchée par les américains, pour des besoins non de guerre mais de rationalité diplomatique post-guerre, en avertissement, aux prétentions soviétiques. La vie du poète bascule, son mode d’écriture est bouleversé. Il est irradié, condamné à mort. Il le sait.

Quittant sa tour d’ivoire, le 5 juin 1949, il s’inscrit au parti communiste japonais et entre en lutte contre le silence des censures américaines qui taisent le drame de l’explosion de la bombe, qui refusent, même, la diffusion aux médecins locaux des résultats des analyses médicales réalisées et qui pourraient permettre d’améliorer les soins. Les courtes années qu’il lui reste à vivre, Sankishi les passe en faveur du pacifisme auquel son nom va rester attaché.

Comment oublier ce silence

qui occupait tout entière une ville de trois cent mille habitants

comment oublier

dans ce calme

l’espoir dont s’emplissaient

à nous briser cœurs et âmes

les orbites blancs de femmes et d’enfants qui ne sont jamais rentrés ?

Au niveau littéraire, il quitte les rivages de la poésie régulière pour entrer dans le vers libre et Poèmes de la bombe atomique comporte, même, un texte en prose, « Chronique de l’entrepôt ». A l’ère atomique, le vers libre s’impose à lui : est-ce une réaction au rationalisme froid qui a présidé à la décision d’un massacre ? Est-ce la nécessité de se sentir libre de témoigner ? Quel lien avec le choix d’une poésie engagée ? Alors que de nombreuses victimes des explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki ont témoigné par des haïkus, pourquoi Sankishi choisit-il une toute autre voie ? Veut-il signifier que l’événement marque une rupture dans la civilisation que les formes traditionnelles seraient inaptes à traduire ? Comment nommer l’innommable ? Claude Mouchard montre que durant les dix années qui ont suivi la catastrophe, il n’existait pas de caractère d’imprimerie correspondant aux termes bombardement atomique et radioactivité. La réalité était interdite de désignation dans la presse écrite.

Et pourtant, le futur ne s’écrit pas dans la censure du présent et la déformation de l’oubli. Il faut dire, écrire le réel, il s’impose à l’esprit pour avancer dans l’humain. Le dernier poème du recueil s’appelle « Espoir ». Il se finit ainsi :

face à cette histoire il faut que l’avenir ne soit pas à regretter

Pour Töge Sankishi, du fond de la catastrophe, l’humanité semble la seule instance à qui en appeler. Dans le chapitre de Qui si je criais… ? qu’il consacre à Sankishi [1], Claude Mouchard penche pour cette thèse. Et l’avant-propos poétique écrit par l’écrivain japonais pour son recueil l’atteste. Mais qu’est-ce que l’humanité a retenu de ce recueil issu d’une expérience de l’extrême ? La voix sobre du poète si dense, si implacable, aussi, ne peut-elle espérer, seulement, voir tracer ses mots dans un parchemin pour servir d’oreiller au mort trop lucide ? Comment, comme bien d’autres événements, le double ravage d’Hiroshima et Nagasaki peut-il être devenu un événement du passé sujet à l’oubli, comment l’effroi qui l’a vu exploser à la face du monde commandé du fond d’un bureau de gouvernement peut-il être ravalé au passé, à un c’est du passé ? Comment ne vit-il pas au présent de la pensée ? Ces poèmes, n’appellent-ils pas une autre temporalité ? En tout cas, c’est une œuvre poétique majeure, d’une grande simplicité dans l’expression, une œuvre écrite pour dire et être entendu par tous. Elle ré-initie la poésie de circonstance au cœur du procès de la création poétique, elle le faisait en son temps, elle le fait, aussi, à chaque nouvelle lecture qui la porte. Il faut saluer cette belle édition qui reproduit de nombreuses œuvres picturales concernant les événements.

Philippe Geneste

Notes

[1] Claude Mouchard, Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, Paris, éditions Laurence Teper, 2007, 510 p. pp. 371-392

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