Philippe Geneste
dimanche 3 août 2008
Ce volume est un travail érudit. L’édition explicite de nombreuses références des lettres à tel ou tel personnage, telle ou telle publication, beaucoup moins les événements évoqués. C’est pas moins de soixante-dix pages qui sont consacrés à un index avec notices.
La correspondance se structure, de fait, en cinq périodes.
La première qui va de 1911 à 1914 est celle d’une complicité intellectuelle. On sait le rôle qu’a joué Jean-Richard Bloch et sa revue L’Effort créée en 1910 devenue, en 1912, L’Effort Libre, dans la genèse de l’écriture de Marcel Martinet.
1914 consacre la rupture dans la compréhension du monde entre les deux amis. Les lettres échangées montrent une évolution divergente grandissante. Martinet repousse la guerre et dénonce l’attitude des socialistes et syndicalistes confédérés alors que Bloch part au front avec l’enthousiasme patriotique. Cette cassure ne sera pas vraiment surmontée. Les lettres échangées, alors, sont particulièrement intéressantes, les camarades de la veille cherchant à se convaincre de la justesse de leur position respective. Martinet y montre combien son engagement socialiste doit au syndicalisme des Bourses du Travail et à l’œuvre de La Vie Ouvrière animée, depuis 1912, par Pierre Monatte, qui le continue. Malgré cette rupture, leur amitié demeure et ils réitèrent à plusieurs reprises leur estime réciproque. Martinet revient souvent, trait essentiel d’une des leçons que son œuvre nous a laissé, à la nécessité de rester lucide face aux événements y compris quand il s’agit de liens amicaux. Il avance qu’il faut dire les choses, affirmer les divergences quand il y en a, chercher les lignes de brisure ne serait-ce que pour mieux se comprendre.
À partir de 1919 jusqu’en 1922, on assiste aux retrouvailles intellectuelles des deux amis. Martinet est directeur littéraire à L’Humanité à partir de 1921 jusqu’en 1922 où apparaissent les premiers symptômes graves de la maladie qui va l’éloigner de la vie militante. En 1922 c’est une divergence avec les centristes du jeune Parti Communiste qui le fait démissionner en octobre, avec Souvarine, Dunois et quelques autres. Grâce à Bloch il trouvera un travail de lecteur aux éditions Rieder. À cette époque, il est aussi au comité directeur de la revue Clarté. Quant à Jean-Richard Bloch, il est pleinement investi dans son travail littéraire, dans la direction d’une collection aux éditions Rieder et de multiples contributions à des revues diverses. Il n’est pas rare que des écrits prolétariens publiés dans L’Humanité se retrouvent ensuite en volume aux éditions Rieder. On croise ainsi de nombreux écrivains et pour qui s’intéresse à la littérature prolétarienne, c’est un attrait évident du volume. Cette période est aussi celle où paraissent plusieurs ouvrages des deux comparses. La correspondance permet d’avoir accès à la réception de l’époque, aux critiques qu’ils s’adressent, aussi.
La quatrième période commence en 1923 et s’achève en 1929. Jean-Richard Bloch est un des fondateurs de la revue Europe. Martinet va être un de ses collaborateurs jusqu’à ce qu’ils rompent tout lien avec les productions du Parti Communiste. Cette partie est riche en réflexion sur la littérature de l’époque. Les échanges entre Bloch et Martinet par fiches interposées portent sur les manuscrits arrivés aux éditions Rieder et notamment sur la littérature prolétarienne. Bien que ce ne soit pas trop sensible encore derrière les débats enflammés sur la littérature, l’évolution des deux amis va les séparer, on le sent, Bloch devenant de plus en plus suiviste du parti communiste et Martinet de plus en plus critique à son égard.
En 1929 et 1930, la maladie devenue compagne incessante de Martinet s’aggrave encore. Ce n’est pourtant pas ce qui va séparer les deux écrivains. Bloch quittant la maison Rieder, Martinet devient le directeur des collections littéraires. Mais les conceptions de la réponse à apporter au fascisme et à ma montée du nazisme vont creuser les divergences qui ont leurs racines dans des choix anciens. Martinet reste fidèle au syndicalisme des Bourses, ce qu’on appelle, aussi, mais avec moins d’à propos, le syndicalisme révolutionnaire ; il reste en recherche des voies organisationnelles autonomes grâce auxquelles le prolétariat bâtira son émancipation. Bloch, son penchant intellectuel qui l’a tenu éloigné des problèmes concrets des luttes prolétariennes aidant, trouve de plus en plus dans le Parti Communiste une voie révolutionnaire ; il reste, toujours, dans la sphère des intellectuels où la logique des mots supplante, bien souvent, la raison sociale et la lucidité combattante de classe. En 1938, il adhérera au Parti Communiste, restant sourd aux critiques des révolutionnaires sur la dictature bureaucratique qui sévit en URSS. Dans l’avant dernière lettre (du 18/12/1934), faisant part de son voyage en URSS, Bloch écrit : « Quand au bobard : On ne vous a montré que ce qu’on a bien voulu ; aller regarder sous le décor est impossible à d’autres ! Nous n’avons plus vingt ans et nous avons des yeux pour regarder, des oreilles pour entendre, un esprit pour juger et un naturel scepticisme que les mises en garde préalables avaient aiguisé. D’ailleurs, ce n’est encore qu’une prise de contact. Je reviens l’an prochain. »
Cette dernière période, qui s’arrête au 6 novembre 1935, offre peu d’échanges ; des lettres de Martinet auraient-elles été perdues ? Ce n’est pas impossible mais ce n’est pas la seule raison. En 1919, la divergence sur le nationalisme et le patriotisme avait été surmontée parce que la révolution bolchevique avait levé un espoir dans les rangs révolutionnaires de tous horizons. La dépense d’énergie pour construire cette alternative à la social-démocratie avait certainement aidé à ce que le lien affectif l’emportât sur le fond politique. Vingt ans plus tard, Martinet comprend probablement que l’évolution divergente est trop importante pour pouvoir être rattrapée par les liens de l’amitié. C’est une de ces défaites supplémentaires dont il s’interdit de taire le nom par une victoire de l’amitié.
Philippe Geneste