Marginales

Revue de littérature et de critique sociale

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Philippe Geneste

Patron et employé

mercredi 15 juillet 2009

Gianni Rodari, Patron et employé ou l’automobile, le violon et le tram de course, Illustrations de Clotilde Perrin, traduction de l’italien par Roger Salomon, graphisme Célestin, Didier Jeunesse, 2009, 40 p. 14€

Cet album s’adresse aux 8/12 ans et plus. Et c’est un chef d’œuvre. Riodari est une personnalité exceptionnelle en ce qui concerne l’approche des apprentissages et de la littérature, en particulier. Son œuvre pour la jeunesse couronnée de nombreux succès, est exemplaire de sa démarche théorique : mettre la création au centre du goût de lire et d’étudier.

Il est né en 1920 dans le Piémont, fut instituteur de 1938 à 1943, date à laquelle il rejoignit la résistance en Lombardie et adhéra au parti communiste italien. Après la guerre, il quitte l’enseignement et devient journaliste et écrivain mais aussi membre actif du mouvement italien de l’école coopérative dont il dirige le périodique Il giornale dei genitori. Il est mort en 1980.

La dénonciation de l’injustice, le rejet de la guerre, l’appel à la liberté sont les caractéristiques de ses ouvrages. Rien de machiavélique chez lui, rien de dogmatique ; pas de morale toute faite. Cet album, par exemple, illustre la lutte des classes, mais Rodari emprunte la voie de la création poétique pour plonger son regard dans le rapport social de la domination. Les clins d’œil à Blanche neige, à la Belle au bois dormant, à Wagner et bien d’autres sont là pour rappeler au lecteur qu’une œuvre est le fruit d’une gestation multiséculaire et internationale. Pour Rodari la littérature populaire est remplie de situations partant de la domination : gagnants et perdants, rusés et grugés, puissants et opprimés avec, sous-jacent, une philosophie de la résignation. Ses contes dont celui qu’offre à lire Didier jeunesse, s’enracine dans la situation mais s’attaque à la résignation par un travail d’écriture hors du commun. Le récit en vient, ainsi, à renverser la norme du conte et, du coup, ouvre à une contestation de l’ordre établi. On s’étonnera, peut-être que Rodari donne des contes traditionnels en référence alors qu’il torpille, par ailleurs l’idéologie sous-jacente. En réalité, il n’y a rien de contradictoire : pour Rodari, la condition même de l’innovation en littérature de jeunesse doit s’enraciner dans la mémoire collective afin de réussir à s’inscrire dans la culture multiséculaire de l’humanité [1].

Patron et employé est écrit à la manière des surréalistes avec une forte dose d’humour et une intertextualité explicitée et, nous l’avons dit, renvoyant à la tradition populaire. Il est intéressant de voir que dans un article des années 1970 où il défend le conte contre l’objection que « ça ne sert à rien, que ce n’est que de la fantaisie », article paru dans le quotidien romain Paesa Sera, Rodari nous donne pratiquement la clé de Patron et employé : « Il n’est certes pas indispensable, pour une grande usine d’automobiles, que les tourneurs aiment Beethoven, que les techniciens lisent Montale ou jouent au tennis, sinon dans la mesure où de telles occupations peuvent être conçues comme des « distractions », des moments de « relax » entre une chaîne de montage et l’autre. Mais l’idéal éducatif de la direction du personnel d’une grande entreprise privée ou publique, n’est pas forcément le meilleur des idéaux éducatifs. (…) Les contes comme la musique comme la poésie, comme l’engagement politique et social, appartiennent à la vie de l’homme libre, de l’homme complet. Ils peuvent même représenter pour lui une défense contre une totale réduction à l’état d’esclavage. ». Le choix de l’invention littéraire, de l’approfondissement des procédés créatifs du langage, servent, chez Rodari, à contrer la volonté d’embrigader les esprits : « Un bon producteur-exécutant, un consommateur docilement soumis aux conseils de la publicité ne doit pas avoir d’imagination : il doit seulement être disponible pour tous les conditionnements » [2]… Ce qui sonne très actuel !

Et c’est par le travail d’écriture que les contes de Rodari évitent toute touche nostalgique d’un passé révolu pour œuvrer, à l’inverse à une dimension utopique de l’existence. Ce que Rodari cherche à éviter c’est le récit à thèse ; ce qu’il cherche à atteindre c’est le récit qui combat l’acceptation passive du monde pour développer la capacité de la critiquer. Le contenu de la critique sera l’œuvre, alors, du lecteur. Clotilde Perrin, qui illustre le texte, colle à l’esthétique de Rodari, pour le plus grand bonheur de l’histoire, et des lecteurs. En effet, sa peinture, inspirée de l’art naïf, intègre des touches surréalistes, rejoignant par un travail des couleurs vives et gaies, l’humour qui sert d’assise à l’écriture de Rodari. Ainsi, l’album rejoint le conte écrit au rang des chefs d’œuvre.

Philippe Geneste

Notes

[1] Sur ce sujet voir la préface de Roger Salomon à Rodari, Gianni, Grammaire de l’imagination, préface, traduction et notes de Roger Salomon, éditions Rue du Monde, 1997, p.13.

[2] Cité par Salomon ibid. p.14.

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